« So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past. »
Tandis que Xanadu, le terrifiant château-prison qu'Orson Welles imagine pour Kane afin d'y séquestrer sa femme, n'est peuplé que des plus belles œuvres d'art du monde, et qu'ainsi tout le génie de la création humaine n'en devient que la sinistre matérialisation de la mégalomanie de Kane, la somptueuse villa que Fitzgerald conçoit à la démesure du délire amoureux de Gatsby n'est que le temple de la superficialité, le monde enchanté du vide par l'opulence, un Eden hanté par des milliers d'âmes damnées portant robes et smokings, buvant et dansant, grinçant et jugeant, parasites hideux collés à la vitre du luxe, tels des personnages de Jérôme Bosch transposés dans la bourgeoisie américaine des années 20.
Kane comme Gatsby sont des hommes qui prétendent pouvoir se soustraire à tout destin. Ils sont des figures mythologiques, des héros modernes qui rivalisent avec les dieux. A quoi ressemblent les nouveaux dieux qui trônent sur l'Olympe de la modernité ? Ils ont des profils de dictateurs, ils rêvent de toute-puissance. Ce sont des êtres sans passé ni futur, qui refusent leurs origines et qui substituent à leur finitude un orgueil sans limites. Dans un monde absolument désenchanté (c'est-à-dire un monde déserté par les liens symboliques) parce que le passé est vain et révolu et que le futur paraît tout aussi vain et comme ayant épuisé ses possibilités, seul l'amour demeure un orgueil intemporel, comme s'il était possible de trouver le Salut et de racheter toute sa vie présente et future en s'appropriant la conscience d'un autre. Aussi l'amour-cathédrale qu'ils érigent est-il à la mesure de leur propre vanité.
Gatsby fait débuter son destin là où il le souhaite, c'est-à-dire au moment originel de son amour pour Daisy. Tout ce qui précède la naissance de son imaginaire amoureux, puis son inflation exponentielle, sera camouflé et renié, et peu importe désormais la valeur humaine du chemin qui le mènera vers Daisy. Aimer, faire sombrer tout un rêve en une seule et même folie, c'est refouler, au sens psychanalytique, le Gatsby destinal, celui qui a dû changer son nom pour se faire pareil à un dieu. Mais qu'est-ce qu'un dieu dont l'imagination s'est libérée de tout lien avec le symbolique et qui oublie que seul le réel détient la vérité ultime des hommes ?
Au moment même où la psychanalyse prend son essor et traverse l'Atlantique, Fitzgerald interroge la conscience d'une société où l'argent est devenu le signe de la jouissance. Que deviennent les rapports que l'homme moderne entretient avec l'imaginaire, le réel et le symbolique lorsque le langage des signes est devenu celui de la seule jouissance, lorsque le rêve lui-même consiste à jouir de l'autre ? Fitzgerald demande : « jusqu'où peut-on rêver son amour ? La folie humaine peut-elle tout miser sur l'imaginaire en faisant fi du réel et en évacuant toujours plus l'univers symbolique qui ordonne le monde ? »
Que signifie le sourire presque insolent de Gatsby, pourquoi appelle-t-il ses amis "cher vieux" même lorsqu'ils n'ont pas encore 30 ans ? Ce sont là des symptômes d'un délire qui le coupe du monde pour le faire habiter dans l'Eternelle Jeunesse de son Eternel féminin. Cependant, tandis que chez Goethe, l'Eternel féminin est celui de la maturité de Faust, Fitzgerald est le premier grand romancier, avant même Gombrowicz, à avoir l'intuition que l'humanité se perd et s'oublie dans l'immaturité.
Gatsby à l'âge de son amour, c'est un adolescent qui se soustrait au temps, au destin, au réel, jusqu'à l'immoralité, jusqu'à l'aveuglement, jusqu'à la bêtise. Gatsby est d'une bêtise magnifique et attachante, mais il n'est pas innocent et les forces du réel et du symbolique se chargeront de le lui rappeler. Comme l'avait très bien repéré Freud : la jouissance qui n'est que jouissance, fut-elle la seule jouissance du rêve, ne s'encombre pas de morale, mais elle ne conduit pas au bonheur.
A cette bêtise finalement si naïve parce qu'immature, s'opposent d'autres formes de bêtise plus ancrées dans le réel parce que se nourrissant de misérables symboles et des piètres compromis de la vie humaine. Tandis que Gatsby vend son âme au rêve, Tom et Daisy sont des époux qui pactisent avec la médiocrité. Tom a adopté un découpage du monde qui lui sert de pensée, il a choisi des repères et de pauvres valeurs qui s'accordent avec son autosatisfaction et sa suffisance, il est raciste et il trompe sa femme depuis toujours, il pousse sa maîtresse vers la mort, mais rien ne sera jamais sa faute. Il est l'homme cynique qui juge et qui hiérarchise ses valeurs au seul profit de son intérêt. Parce que son niveau de vie lui permet de ne pas avoir à lutter avec le réel, il se fait propriétaire et dépositaire des symboles et des jugements extérieurs qui justifient sa propre existence. C'est un propriétaire avec un permis de chasse et dont la femme vit sur ses terres. Il a pour lui le droit des juristes et a peu à craindre de l'inertie de Daisy, ni véritablement heureuse, ni véritablement malheureuse.
Daisy fait preuve d'une autre forme de bêtise. Elle est avant tout attachée à la stabilité, au confort luxueux que lui procure l'argent de Tom ; sa vision du monde semble refuser le conflit et rejeter tout ce qui peut mener à la souffrance. C'est une femme qui se promène dans une vie pacifiée par l'aisance et qui s'estime heureuse d'être à l'abri du besoin. Être courtisée la rassure suffisamment sur sa féminité. C'est une très belle femme, il en a toujours été ainsi. Elle ne sait pas ce qu'aimer veut dire, si ce n'est que c'est une réponse à l'amour des hommes. Elle dira qu'elle aime à la fois Tom et Gatsby, l'un la rassure, l'autre flatte sa féminité. Et si, pour une fois, elle aimait par elle-même ? Si elle voyait et ressentait ce que c'est qu'aimer un homme ? Non, ce serait trop dangereux, à quoi bon ? Daisy est une femme qui ne peut consentir à la perte de ses symboles et de sa réalité au non du rêve d'un autre. Daisy préfère tenir que courir. Elle appelle optimisme sa vision du monde. Mais cet optimisme consiste d'abord à ne pas rencontrer le monde, à s'en préserver, car tout ou presque, en dehors de sa vie sur les terres de Tom, lui paraît porteur d'une horreur intrinsèque. Daisy est effrayée par le possible, par l'infinité des possibles. Vivre parmi les autres est si dangereux, et comme inhumain.
Les symboles et les pauvres liens de Tom et de Daisy (qui suffisent à maintenir leur monde tout en rendant impossible l'amour de Gatsby), et surtout l'effroyable surgissement du réel, auront finalement raison de l'imaginaire de Gatsby. Dans un dénouement absolument génial et sans doute unique dans l'art du roman, Fitzgerald fait en sorte que les forces du réel et du symbolique se liguent en une concrétion violente et destinale, le temps d'une nuit, le temps d'un accident, le temps d'une tragédie, là où le destin fait tomber tous les masques et révèle les vrais dieux.
Le rêve d'amour de Gatsby est d'abord mis en mal par Tom qui dévoile la part trouble et maudite du passé de Gatsby. Cela suffira à écarter définitivement toute attirance de Daisy pour le rêve de Gatsby. Gatsby n'est plus le magnifique. Puis Daisy, en avouant qu'elle aime deux hommes en même temps, bien que différemment, concède par là-même qu'elle n'en aime aucun. Il n'y a là justement que les symboles d'une pauvre réciprocité, des liens de convenances et d'habitudes d'où tout imaginaire semble s'être retiré. Ni passion ni action, seul le langage de la reproduction de ce qui est. Daisy n'aime rien davantage que son quotidien aseptisé.
Il ne reste plus alors qu'à demander au réel de procéder à la mise à mort définitive de l'imaginaire de Gatsby. Il appartient ironiquement aux personnages en apparence secondaires (c'est-à-dire à d'autres êtres en proie au réel, à l'imaginaire et au symbolique, mais qui ne disposent pas de l'argent ou du cynisme nécessaire pour leur survivre), d'être les messagers de la mort, du sacrifice, du suicide. Myrtle, la maîtresse de Tom, fuyant une vie dont elle ne peut plus se satisfaire avec son mari Wilson – un humble travailleur qui se contente du réel – trouvera la mort fauchée par la voiture de Gatsby que conduit Daisy au retour d'une soirée atroce où la personnalité de chacun y a été dévoilée. Pauvre Daisy, qui passera elle aussi à côté de l'innocence, meurtrière malgré elle, parce que ses perceptions ont été hallucinées par une fête alcoolisée, parce que sa conscience est en proie à une panique existentielle, et que tout cela aura raison de sa vigilance et des réflexes nécessaires… Wilson ne peut trouver d'autre geste que celui de succomber à son tour au réel, en se suicidant, une fois submergé par la force symbolique de son attitude et par un imaginaire subitement insupportable. Gatsby s'accusera à la place de Daisy, en un ultime sacrifice de la vérité, l'amour-symbole prenant enfin la place de l'amour-roi, du rêve et de la folie.
Gatsby est le Magnifique, un héros béat d'amour, un dieu qui croît pouvoir ressusciter le passé à partir d'un immortel instant. Mais tout cela n'est que le fruit de son imagination. On ne remonte pas le temps de l'amour, parce que ce sont des symboles qui mettent en ordre le monde et parce que le réel seul décide. Méditer le temps du roman humain, c'est découvrir les déséquilibres de l'imaginaire, du réel et du symbolique et comprendre comment chacun habite les trois dimensions de l'existence, en les acceptant.
« Le chemin montant et descendant est un et le même. » Héraclite
F.R.