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Raoul Ruiz et l'hypothèse de la lettre volée

Le mois dernier, nous nous perdions dans les boulevards d’une proche capitale galactique. Et si nous nous enfoncions un peu plus dans ces dédales cinématographiques, où les détours et les impasses naissent de la composition même de leurs images ? Tiens, penchons-nous, à cette fin, sur la curieuse Hypothèse du tableau volé de Raoul Ruiz (1979).

 

C’est un remarquable cabinet d’hôtel ou de maison de maître, dont le haut plafond, les riches ornements, la porte dérobée et les six tableaux exposés sont certainement toujours hantés par l’imaginaire des salons du XVIIIe – vous savez, ces fameuses expositions picturales au détour desquelles les écrivains du temps inventaient pas à pas les formes de la critique d’art. Les six toiles, qui saturent une à une le cadre, transforment le cabinet en un réduit contraint de se dévoiler partiellement, dans les termes de propositions formelles virtuoses et surtout réversibles. Ici, un long panoramique plonge dans le cadre d’une des compositions, s’y dérobe pour s’attarder sur les autres toiles cachées derrière, puis revient irrémédiablement sur ses pas : de nouvelles œuvres surgissent encore. Là, un changement de mise au point se déclare dans le plan et les tableaux s’y entassent un peu plus. Entretemps – comme si cela n’était pas assez riche –, le collectionneur, l’un des deux protagonistes du récit, déplace une toile à bout de bras au milieu du plan, ce qui ne manque pas de perturber notre contemplation de spectateur, mais aussi de modifier, au milieu de l’incipit, la disposition scénique qui donne tant forme au film. Les choix du découpage, fixés non sans fétiches sur le détail, sont alors démentis dans le plan suivant pris dans une petite ellipse : cette fois-ci, en un plan d’ensemble, le collectionneur est assis dans une pièce pratiquement vide. L’Hypothèse du tableau volé est l’un de ces jardins aux sentiers qui bifurquent.

 

Adapté de l’univers philosophique et romanesque de Pierre Klossowski, L’Hypothèse du tableau volé, est un film à énigme, conçu sous les traits d’un faux documentaire, dans lequel un collectionneur et un narrateur désincarné, conjecturent, débattent, tentent de percer le secret qui unit une série de tableaux peints par un obscur disciple de Jean-Léon Gérôme : le peintre Tonnerre. Les sept œuvres de l’intrigue, de styles bien différents (six tableaux sont figurés, le dernier demeure absent, car volé), ont déclenché un scandale, lors d’un salon, ayant menacé les pouvoirs en place. À l’aide du procédé des tableaux vivants (la reconstitution grandeur nature, avec des figurants, de scènes picturales), le collectionneur enquête et trouve les motifs qui lient les tableaux entre eux jusqu’au supposé secret final.

 

Avec les tableaux vivants, les subterfuges présentés au spectateur forment un authentique moyen d’enquête. Le collectionneur les scrute, en leur sein, au plus près de leurs figurants dont les tremblements accidentels, produits par leur pose prolongée, nous laissent l’impression de revenir à la réalité filmée, comme si nous venions d’être tirés d’un rêve trop épais. Il en décompose les motifs, successivement isolés dans le plan, et se permet même de modifier leurs qualités pour mieux les débusquer : d’un geste, la photographie surexposée d’une des reconstitutions passe en sous-exposition, elle devient le négatif du clair-obscur de la peinture originale et met en relief l’unique motif connu du tableau volé, un masque qui était pourtant déjà , à hauteur du spectateur. Denis Diderot, deux siècles plus tôt, se baladait lui aussi au centre des tableaux du Salon de 1765. Par les jeux de l’ekphrasis (la description écrite et vivante d’une œuvre plastique), son écriture critique naissante, sous un mode romanesque, faisait de la scène représentée une narration à part entière. Le collectionneur également, ne manque pas de raconter les scènes de sa collection. Or, plus que de raconter les toiles, Diderot donnait surtout à voir l’organisation de son propre regard, exactement comme la parole du collectionneur qui détermine le découpage du film et piège le spectateur dans son propre regard. Les tableaux vivants de Raoul Ruiz, qui constituent autant d’ekphrasis cinématographiques, substituent surtout les œuvres de notre esprit à l’œuvre concrète placée devant nous. La difficile coïncidence entre l’œuvre picturale et sa retranscription prend alors corps au dénouement, lorsque les figurants de chaque tableau sont rassemblés indistinctement dans une même pièce, un onirisme revivifiant le surréalisme feutré de L’Année dernière à Marienbad de Resnais.

 

Car, au fond, s’il présente des affinités électives avec le style des Salons, Raoul Ruiz semble bien plus proche d’Edgar Poe que de Denis Diderot. Le lieu magique du salon que Ruiz a investi est un lieu vide. L’Hypothèse du tableau volé, se tient malgré tout sur le fil du marabout de ficelle, de la ressemblance et de la libre association de motifs qui ne font que déporter le secret vers un autre secret, etc. Et toute incohérence, toute lacune que l’on pourrait relever trouve ses réponses dans le tableau volé, celui que l’on ne peut mettre en scène. Autrement dit, le secret de l’enquête est un secret vide. C’est à l’image absente de porter le bien-fondé de l’enquête. Je songe ainsi à « La Lettre Volée » d’Edgar Poe dans lequel le préfet de police de Paris, M. G., ne parvient pas à mettre la main, lors d’une perquisition, sur une lettre compromettante qu’un ministre aurait dérobé au pouvoir royal. Pourtant G. n’a que trop bien fait son travail de fouille, en suivant un découpage rationnel et préalablement défini. La lettre était bel et bien laissée aux yeux de tous, mais maquillée de telle sorte à ce qu’elle soit insignifiante, prosaïque. Avec Raoul Ruiz et Edgar Poe, ce que l’on voit le moins est ce que l’on voit le plus, c’est-à-dire ce qui est innocemment laissé sous notre nez. Le cinématographe, grâce à Ruiz, est comparable à la « Lettre Volée » de Poe. Le tableau volé est sous nos yeux, mais est en même temps nulle part : il est cette œuvre qui se dérobe inexorablement à notre regard. Le romancier comme le metteur en scène, aura bien plus intérêt à laisser leurs récits à l’état d’énigme, à jouer avec des questions dont ils ne conçoivent jamais vraiment les réponses, faisant du geste critique, lui, l’expérience de nos propres actes manqués. 

 

M. D. (Septembre 2020)

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