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Les jeunesses lyriques de Buongiorno, notte

Le Daïmon 5 est toujours dans les librairies ! Et le numéro porte sur les formes de la révolte, c’est de circonstance. Aussi, je souhaitais prolonger quelque peu la fête avec une œuvre éloquente : Buongiorno, notte de Marco Bellochio (2003).

 

Moscou, 1905. Reclus dans un petit appartement avec des camarades du parti socialiste révolutionnaire, Dora et Yanek attendent l’heure. Le groupe, après une première tentative infructueuse, s’apprête à assassiner le grand-duc Serge, oncle du tsar. Et Yanek (Kaliayev) – qui s’est nommé « le Poète » ou, du moins, aime à être ainsi nommé – est celui à qui il revient de lancer la bombe. Dans l’attente, les protagonistes se livrent à de curieux monologues censés éprouver leur capacité à en découdre. Les Justes chers à Camus y mêlent ainsi, d’un seul tenant, des fulgurances gnomiques, la plainte amoureuse, élégiaque, portée par la « tendresse » qu’entretiennent Dora et Yanek l’un pour l’autre, et enfin le devoir, que celui de libérer le peuple russe de la tyrannie qui l’oppresse : et ma révolution, tu l’aimes ? Mais qu’importe ces indistinctions. Ce qui compte, c’est l’intensité émotionnelle de leur parole lyrique qui anime déjà le crime et le fait exister dans une sincérité irrécusable.

« C’est facile, tellement plus facile de mourir de ses contradictions que de les vivre » souffle Dora à Annenkov, leur chef, à l’acte V. Yanek a réussi son coup et, condamné à mort, attend son heure. Enfermée dans le réduit moscovite, Dora, qui a encouragé Yanek dans sa mission parce qu’elle en trouvait le geste beau, est pourtant restée la même écorchée vive. Car, ici même, lesdites « contradictions », qui opposent les grandes grilles d’interprétations idéologiques des personnages à la réalité vécue (le bain de sang commis, la perte amoureuse), ont pris la valeur d’un absolu caractéristique de la voix des jeunes poètes. La Russie sera belle ou ne sera pas, nous rappellerait, non sans malice, un fameux romancier. L’héroïsme attendu des figures historiques des Justes se retire et seul demeure un phrasé unidimensionnel, qui, pour exister, se doit de remplacer sans cesse l’altérité du monde par sa propre voix. La véritable peine des justes, comme pour Camus, est de s’être laissé emprisonner dans un style.

 

Le fardeau des Justes est-il comparable à celui des héros de Buongiorno, notte ? Tout comme Les Justes, le film politique de Marco Bellochio revient sur les hésitations et les actes de jeunes révolutionnaires (ou terroristes) socialistes, aussi cloîtrés dans leur appartement romain que dans le lyrisme qui les habite. Le récit reprend les dernières heures du président de la droite chrétienne italienne Aldo Moro, séquestré et assassiné en 1978 par un commando des Brigades rouges. Petit à petit, se confondent en l’intrigue les fantasmes de la protagoniste, Chiara, qui doute de plus en plus de l’entreprise de son groupe et rêve de voir leur otage libéré.       

 

À vrai dire, il est sans doute hasardeux de chercher sans quelques précautions des figures de jeunes poètes en Buongiorno, notte. Mises à part les analogies que peut évoquer le cadre spatio-temporel des deux œuvres, Chiara et ses compagnons sont loin d’avoir le vers facile. Le Kaliayev des Justes, au même titre que Jaromil, le protagoniste et poète lyrique de La vie est ailleurs de Milan Kundera, veut qu’on l’aime (je paraphrase), qu’on le comprenne. Qu’il chante la révolution ou la reverdie, le combat est le même : Kaliayev comme Jaromil n’ont pas l’honneur de célébrer l’Histoire en marche, c’est l’Histoire qui a l’honneur d’être célébrée par ces derniers, de par la grandeur de leur vie intérieure qu’ils expriment à la première personne. Or, la parole de Chiara et de ses frères d’armes, dans Buongiorno, notte, est bien plus brève, injonctive, formulée dans des murmures constamment coupés par une intrusion extérieure : leur poste de télévision, des voisins, un prélat, etc.

 

Sans la ritournelle des jeunes poètes, est-il possible de voir en Chiara ainsi qu’en ses camarades, les enfermements d’une jeunesse dont la révolte a été prise dans un discours lyrique sans bornes ? Leur lyrisme, proprement cinématographique, est manifeste en trois instants privilégiés, oniriques, qui offrent une suspension romantique du traitement linéaire de la narration au prix d’une image spectaculaire qui cherche l’expressivité. Deuxième instant. Chiara lit la lettre d’adieu d’Aldo Moro à son épouse, à qui on vient d’annoncer la condamnation à mort. Dans un montage alterné, les geôliers observent en voyeur leur otage à travers le judas de sa cellule, tandis que le personnage d’Aldo Moro, en voix off, retranscrit le propos de sa lettre lu par Chiara. La voix d’Aldo Moro est peu à peu prolongée par une autre, qui, en une parole chorale, porte à voix haute la lettre d’adieu d’un partisan italien envoyé au peloton d’exécution. Un second montage alterné balaie le premier, avec Chiara au premier plan dont la position, en regard caméra, s’oppose à deux citations : l’une, une scène d’exécution des partisans italiens de Païsa de Rossellini, l’autre un segment des Trois chants pour Lénine de Vertov. La scène, opératique en tout point, est soutenue par la vocalise d’une interprète de « Shine on You Crazy Diamond » de Pink Floyd. En un crescendo, la narration se renverse. Aldo Moro finit en martyr de la résistance dont la mémoire cinématographique a pourtant formé les totems des jeunes geôliers tombés, à l’image, du côté du fascisme. Et la révolution, certainement confisquée par un temps où cette dernière n’est plus à l’ordre du jour, ne peut que s’avancer sous un registre pathétique : contrairement à la révolution et donc aux espoirs qu’elle place en l’avenir, la réalité du socialisme est ici restée passée. Il n’est pas sans rappeler que les poèmes lyriques des origines, précisément, les élégies antiques, ont été conçues comme des dérivés du vers épique, à l’instar de Buongiorno, notte qui saisit la dégradation des images épiques et fondatrices de l’Italie, portées par le néoréalisme, dont le la a été donné par le septième art.

 

Nulle trace des poètes lyriques de Kundera ou de Camus dans Buongiorno, notte, mais lyrique, l’œuvre l’est certainement, avec pour interrogation la responsabilité des images archétypales qui ont nourri la jeunesse qu’elle met en scène. Sa structure, à la forme d’un contrepoint musical, joue simultanément deux lignes temporelles, mélodiques, qui demandent au spectateur d’apprécier leurs singularités et la combinaison que l’ensemble forme. Ainsi, la touchante scène chantée où les amis du père de Chiara, ancien partisan, entonnent un des chants de la résistance, est chassée par une autre dans laquelle Chiara et ses camarades, hypnotisés par le téléviseur, martèlent le slogan de leur formation « la classe ouvrière doit tout diriger ». Ainsi, à l’issue fatale attendue, Marco Bellochio en présente simultanément une autre où Aldo Moro retrouve la liberté, pour que vivent enfin les contradictions de nos idéalités exaltées et de la réalité vécue, contradictions également rendues compte par le comique romanesque de La vie est ailleurs, mais qui, au demeurant, ne peuvent que manquer aux Justes.

M.D. (janvier 2021)

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