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Fellini ou le travail du rêve

Sigmund Freud définissait dans sa Traumdeutung le « travail du rêve » comme l’ensemble des activités (condensation, déplacement, etc.) produisant le rêve manifeste perçu par le rêveur. Heureuse formule qui dit le rêve comme une création, résultat d’une multitude de transformations faisant passer des matériaux bruts à une forme finale, fruit d’une élaboration inconsciente. Comme s’il s’agissait d’un art ?

Federico Fellini, lui-même féru de psychanalyse (plutôt jungienne, cela étant, avec même quelques embardées du côté d’un mysticisme de bazar dont il saura se moquer, par exemple, dans son Casanova), parlait de ses propres rêves comme d’un « travail nocturne ». Une vie à rêver, pour lui, c’était une vie riche de trouvailles formelles, enthousiasmantes ou inquiétantes, tantôt éclairantes, tantôt mystérieuses. Le copieux Livre de mes rêves, dans lequel le cinéaste a consigné pendant des décennies ses songes, les notant, les dessinant, nous permet de mesurer combien le cinéaste considérait sa propre activité onirique comme un labeur préparatoire à celui de la réalisation : véritable laboratoire, c’était l’atelier indispensable d’où sortirent tant de scènes du Satyricon, de Roma ou encore d’Intervista.

D’ailleurs, les séquences de rêves abondent dans les films du réalisateur. De rêves, mais aussi de fantasmes, d’hallucinations et de souvenirs nostalgiques. Il se plaisait à convoquer tous les états de conscience capables d’enrichir la stricte perception de l’instant vécu, jusqu’à la subvertir parfois. Dans la droite ligne du fameux souhait d’André Breton, le rêve et le réel cessent d’être perçus contradictoirement dans l’univers cinématographique de Fellini. Toujours, chez lui, le monde semble se dédoubler, mêler plusieurs strates de réalité – le tour de force étant qu’il soit parvenu à rendre compte de cette expérience (qui n’est peut-être jamais que celle de vivre) par les moyens d’un art, le cinéma, que sa nature mécanique semblait condamner à la seule capture du monde sensible.

L’extraordinaire ouverture de Huit et demi montre cela fort bien. Guido rêve, cauchemarde plutôt. À peine se réveille-t-il en sursaut que sa chambre se peuple de tout un personnel médical, à la fois prévenant et envahissant. Quand il s’aventure dehors, vers la source de la station thermale où il est censé se reposer, tout se mélange : le fantasme (la belle jeune fille de la source, jouée par Claudia Cardinale), puis les visions, les souvenirs, la réapparition des morts, sans que disparaisse pour autant le petit monde grotesque et vociférant qui l’entoure « réellement » (équipe de tournage impatiente, vieilles curistes, amis, femme, maîtresse, etc.)

Fellini utilise tous les chevauchements mis à sa disposition par le cinéma pour explorer les mystères d’une âme égarée : il dissocie la bande-image de la bande-son, invente ce truc génial qui consiste à commencer un plan en donnant le sentiment à son spectateur qu’il s’agit d’un plan en caméra subjective (les personnages saluent en direction de la caméra alors que celle-ci est en mouvement, comme s’il s’agissait de rendre compte du point de vue d’un personnage qui marche), pour ensuite faire apparaître dans le cadre le personnage à qui, jusqu’alors, nous attribuions le regard incarné par ladite caméra – nous sommes obligés de considérer le plan en deux temps, quoiqu’il s’agisse toujours du même, d’abord subjectif, puis objectif, pour qu’il ne perde pas une partie de sa signification. Tout cela donne le sentiment de voir défiler sous nos yeux l’exact équivalent filmique de ce que parvenaient à créer Virginia Woolf, Proust ou Joyce un demi-siècle plus tôt dans leurs romans, avec l’aide du seul langage verbal.

Encore le monde rêvé de Fellini ne se résume-t-il pas à cette étonnante capacité à traduire le fameux stream of consciousness avec des sons et des images en mouvement. À peine réveillé, Guido se voit pressé de questions, ausculté, entouré, submergé par un personnel aussi empressé que légèrement inquisiteur. On dirait qu’on entre dans sa chambre comme dans un moulin. Autant les choix de cadrage retardent longuement l’apparition du beau visage fatigué de Marcello Mastroianni, autant ils donnent sans cesse le sentiment que de nouveaux personnages surgissent sans crier gare, au hasard des cuts et des panoramiques rapides. Aux angoisses nocturnes succèdent donc immédiatement celles de jour, qui semblent refuser à l’homme étourdi la plus élémentaire solitude, cet espace privé où il pourrait reprendre ses esprits.

Ce choix d’écriture nous rappelle un autre grand modèle, à la fois romanesque et onirique, de la modernité : les premières pages du Procès de Kafka. Souvenez-vous : lorsque Joseph K. est réveillé par deux messieurs fort indiscrets, dont l’un entreprend même de manger son petit déjeuner, tandis que, de l’autre côté de la cour, ses voisins passent de pièce en pièce pour mieux observer ce qui se déroule chez lui. Angoisse et comique se mêlent inextricablement, selon une logique toujours à l’œuvre dans Huit et demi, comme en tant d’autres œuvres du Maestro qui projetait, après tout, de tourner une adaptation de L’Amérique à la fin de sa vie.

Chez Fellini, c’est comme si les rêves donnaient naissance à des films qui sont eux-mêmes, en un sens, des rêves. Rêves à l’origine, rêves à l’arrivée, cauchemars créateurs et fantasmes romanesques… Voilà qui nous autorise à considérer l’art fellinien comme une exploration onirique, inédite, inventive et comique de nos vies modernes, exploration menée avec les moyens d’un art qui se hissait enfin, avec lui, à la hauteur des œuvres des plus grands romanciers de la première moitié du vingtième siècle.

O.M. (Mars 2020)

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