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Dunkerque : une guerre beckettienne

Dans Dunkerque, l’appel à la grande Histoire, à ses prestiges comme à ses charmes, joue un rôle important. Il se trouve que Christopher Nolan est l’auteur de plusieurs films d’action spectaculaires (Inception, la trilogie Dark Knight, etc.) qui, au-delà de leur valeur esthétique (assez douteuse à mes yeux, pour être franc), s’ancraient jusqu’alors dans un univers largement imaginaire, aussi truffés de clins d’œil à l’actualité se voulaient-ils. Avec ce film, le cinéaste trouve un sujet qui justifie son esprit de sérieux un rien pontifiant, dont on comprenait moins ce qu’il venait faire lorsqu’il s’agissait de nous raconter les aventures de l’homme chauve-souris.

Place à la grande Histoire, donc, et à son souffle, au travers de l’action militaire héroïque que constitue ce rapatriement des troupes britanniques engagées sur le sol français, qui poursuivront la guerre contre l’Allemagne durant les quatre années suivantes. Pour la raconter, Nolan choisit une forme originale, qui semble combiner deux esthétiques a priori inconciliables, du moins peu propres à se rencontrer : celle de Samuel Beckett et celle de D.W. Griffith.

Dunkerque, film beckettien ? Oui, avec ces pauvres types qui n’échangent pas trois mots de tout le film, qui communiquent pour l’essentiel avec la caméra, c’est-à-dire avec nous (du point de vue de l’expérience spectatorielle) par raccord-regard, perdus sur une plage dont ils ne cessent de vouloir partir, et où le mauvais sort ne cesse de les ramener. Ainsi le jeune soldat que nous suivons dans ce mauvais rêve tente-t-il une première montée sur un bateau militaire dont il est refoulé. Puis une autre, sur un bateau qui coule. Puis une autre, sur un petit chalutier criblé de balles allemandes qui sombrera à son tour… Toujours, toujours le retour sur cette immense plage, battue par les vagues éternellement recommencées.

À la fin du film, en une sorte de clin d’œil ironique adressé à son spectateur, Nolan filme un autre soldat, non pas le héros mais son double, son frère, qui se réveille en sursaut sur le ponton de Dunkerque. Il regarde autour de lui, l’air hagard : il n’est toujours pas parti, et pendant quelques secondes il semble condamné à rester éternellement dans cet enfer. L’Histoire, pour lui, est un cauchemar dont il ne se réveillera jamais.

On les voit donc, ces pauvres avatars de Vladimir et Estragon, soldats en voie de clochardisation accélérée qui s’habillent comme ils peuvent des dépouilles des morts (pour se faire passer pour un Anglais quand on est français, pour se faire passer pour un ambulancier quand on n’est qu’un simple fantassin), et ils attendent, en lignes, sur cette grande plage du nord, nue, où la mort les frappe. Un avion passe, mitraille, et ceux qui se relèvent de cette brève dispersion reprennent leur place dans la ligne au milieu de leurs camarades qui ne se relèvent pas. Et ils attendent encore, parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. L’horrible se confond avec un humour terrible. Répétition et absurde : on sait que le principe de répétition peut produire l’angoisse comme le rire –ici, à ce propos, on relève une différence notable avec l’univers beckettien, ma comparaison ne fonctionnant que partiellement : on ne rit jamais. Voilà pour la première composante esthétique forte du film.

De l’autre côté, donc, Griffith, le grand inventeur du suspense cinématographique avec Naissance d’une nation et Intolérance, le père magistral, ou peu s’en faut, du montage alterné en tant que principe esthétique. Pour mémoire, le montage alterné consiste, dans un récit filmique, à déployer plusieurs séries de plans qui racontent des événements qui sont censés se dérouler en même temps : contiguïté temporelle par-delà l’éloignement spatial. Exemple canonique : une jeune femme sudiste est poursuivie par un priapique soldat des États du nord, noir, tandis que chevauchent les chevaliers du Ku Klux Klan qui finiront par la sauver.

Concernant l’emploi de ce dispositif, l’astuce de Nolan est double : tablant sur les habitudes du spectateur, il conduit ce dernier à oublier les indices inscrits sur l’écran au début du film (sur la plage : une semaine ; en mer : une journée ; dans les airs : une heure) et nous pousse ainsi à croire en une simultanéité parfaite des différentes actions qu’il nous narre, ce qui produit des incohérences et des retours en arrière plaisants, des carambolages, des scènes vues plusieurs fois selon différents points de vue.

Ainsi l’habileté du montage orchestre les segments narratifs d’une manière qui nous fait glisser de la désynchronisation à la synchronisation parfaite, parce que les différentes séquences, si elles s’écoulent toutes selon le même nombre d’images par seconde, ne racontent pas des événements de même durée (ce que masquent bien évidemment les ellipses que permettent les sautes d’une série à une autre, c’est-à-dire d’un lieu ou d’une action à l’autre).

Mais cela n’est que la première astuce obtenue par le montage alterné, dans une sorte de tradition griffithienne « améliorée », rendue plus subtile encore parce que le réalisateur sait qu’il peut compter sur l’éducation de son public, et donc le tromper pour mieux le surprendre délicieusement. La seconde nous ramène à notre point de départ beckettien : car tout le paradoxe de cette addition d’actions plus ou moins (plutôt moins, comme on vient de le voir) simultanées, c’est de raconter encore et toujours la même chose.

Non seulement les héros sont emprisonnés sur une plage sur laquelle ils ne cessent de revenir, mais, où qu’ils soient, qu’ils se connaissent ou non, ils vivent tous la même expérience existentielle, que le film assène et répète avec une obstination sadique : l’enfermement, le piège.

Le choix heureux (surtout si l’on pense à d’autres films de Nolan, comme The Dark Knight ou Interstellar) d’une durée relativement brève (le film faisant environ 1h40) rend merveilleusement efficace ce retour éternel et lancinant à la même situation. Que ce soit à travers l’ouverture infinie et l’absence paradoxale de limites (avec les trois vastes décors que sont la plage, le ciel et la mer), ou au contraire au moyen des plus étroites parois (dans Dunkerque, on se noie dans la cale d’un chalutier, on se noie dans la cale d’un navire destroyer, mais aussi dans une cabine d’avion de chasse contraint d’amerrir en catastrophe, et l’on est même enfermé, pourtant à l’abri, dans la petite cabine d’un bateau de plaisance, comme lorsque le jeune homme pousse le loquet après y avoir fait entrer le soldat naufragé), c’est toujours la même sensation d’étouffement qui revient en boucle : l’eau monte, les parois se resserrent, et l’horizon quand il apparaît n’offre aucune autre issue que le retour à la case départ.

La grande réussite de ces choix formels et d’abord narratifs, comme on le voit, c’est de faire de la guerre une expérience qui nous renvoie à nos peurs les plus enfantines : un véritable cauchemar.

O.M. (Mai 2020)

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