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Photo du rédacteurRaluca Belandry

L'écriture d'un Ailleurs

Ceci est un extrait de l'éditorial paru dans le Daïmon 1, à présent épuisé, numéro manifeste publié en novembre 2018, avec l'auteur Thomas Pourchayre.



La forme et son temps


Cette époque est faite de brisures, de morcellements. Elle est faite de fuites. Là où le monde n’a plus rien à offrir sinon l’ombre de ses échecs, l’artiste conserve malgré tout le désir de reprendre sa liberté et avancer selon ses lois propres. Or, peut-il encore le faire en s’inscrivant dans des paradigmes passés et suivre la linéarité d’une pensée et d’un vécu chronologiques, prévisibles et plats ? Dans un temps où les repères étaient à portée de main, tenus par un cadre plus ou moins stable – philosophique, artistique, social, politique – l’on pouvait créer et écrire comme l’on vivait : de manière homogène et linéaire ; en suivant le cours du temps. Les prés carrés étaient nombreux et portaient parfois même le nom d’avant-gardes.


Aujourd’hui, ce cadre n’est plus. Il ne cesse de se contorsionner, de se hacher, de se déliter. L’artiste, l’écrivain aussi, ne peut plus croire aux formes d’avant, ni même à la possibilité d’une forme arrêtée. Il n’a plus que le choix de jouer de et avec son art, conscient de la fragilité de la scène sur laquelle on l’attend pour le juger. Mais sous quelle forme ?


Si l’on conçoit la forme comme la manière dont l’esprit reçoit et transforme l’expérience du présent, alors une forme hybride et fragmentée serait la plus apte à rendre et à transformer la réalité de ce temps. À l’écrivain d’adopter une attitude vis-à-vis de son art, au point où son expérience individuelle arrive à symboliser la réalité et la démultiplier. C’est cette expérience subjective que l’écriture tendra à transmettre. Dans des moments de grâce il parviendra à le faire bien malgré lui, aveuglement, comme pris par une pulsion plus grande que lui. Comme si un démon le poussait dans des lieux insoupçonnés, acérant sa langue et pointant vers un message originé ailleurs. L’ailleurs – ce non-lieu hors-temps – où l’on arrive à toucher l’origine des choses et les rendre contemporaines du présent fuyant.


C’est estimer le lecteur que de lui offrir la nourriture honnête de ce questionnement de l’écrivain qui sait qu’il ne se posera plus, qu’il ne contemplera plus la chronologie interminable d’une redite. C’est estimer la capacité du lecteur à attendre davantage de l’écrivain, que de le mettre en présence de textes qui ne forceront plus sa crédulité. C’est exiger l’effort du lecteur et défier son intelligence que de lui proposer de jouer avec le texte. Et l’inciter à suivre l’écrivain en train de rassembler ses morceaux, se mettre à son niveau, œuvrer avec lui.


L’entrée en scène du lecteur


Prendre de la hauteur, regarder le paysage à distance, relier les points que le langage laisse sur sa trace chaotique, suivre les cailloux blancs de l’intention d’un auteur qui jamais ne se montre entièrement. Être réduit à ne suivre que ses traces, s’en contenter et pire ! les désirer. La traque ouverte, faire entrer le lecteur en scène, se fier à son intelligence, lui donner ce privilège qui est sien. Et si la littérature à faire était celle-là ?


Dans ses cahiers de travail datés de la fin du grand siècle littéraire qui fut le dix-neuvième, Henry James témoigne de la source de ce qui allait devenir sa fameuse nouvelle Le motif dans le tapis :

“Il me semble voir un petit sujet dans l'idée suivante, celle d'un auteur de certains livres qui maintient - et déclare au besoin, aux rares personnes avec qui il communique - que ses écrits contiennent un très beau et précieux, très intéressant et instructif secret, ou intention latente, pour ceux qui les lisent avec une intelligence correcte - qui les pénètrent, pour ainsi dire - et manifestent dans leur lecture une certaine sensibilité réceptive. Il y a une idée générale qui s'en dégage : il ne dit pas de quoi il s'agit - c'est au lecteur de le découvrir. Ça s'y trouve… ça s'y trouve, dit-il. Je ne peux pas… ou ne veux pas… vous dire de quoi il s'agit. Mais mes livres en constituent l'expression."

Cette petite histoire écrite par ce grand maître de la nouvelle a longuement occupé mes réflexions. L’ayant lue et étant restée quelque peu sur ma faim, je me suis mise à la découper en morceaux, à l’analyser, à me demander ce qui n’allait pas, tout en demeurant parfaitement fascinée. Puis j’ai compris : il ne s’agit pas d’une nouvelle, l’histoire est un risible prétexte à autre chose encore. Henry James nous livre là un programme, une philosophie d’écriture : Le Motif dans le tapis est une invitation à faire cette littérature-là.


J’ai voulu donc imaginer un auteur dont les écrits sont des exercices de langage posés dans leur situation subjective et appellent le lecteur à en chasser le message, à en reconstruire le système de relations possibles entre les fragments qu’il livre. Le motif dans le tapis indiscernable à un regard minutieux et excessivement proche, mais abandonné à celui qui est capable d’en (a)cueillir la pointe.


J’ai voulu cette chose particulière qui sous-tend des écrits et les prolonge, les uns dans les autres, pour n’en livrer le sens qu’à la fin, lorsque la lecture est lâchée dans son inachèvement et que ses secrets dardent de toutes parts dans l’espace laissé vacant. Offrir quelques motifs épars accrochés dans la toile d’un auteur singulier, lequel, loin d’être saisissable dans le cas particulier de chaque texte pris à part, s’offre au fur et à mesure et en doses adéquates. Donner un espace et l’ouvrir pour que le lecteur puisse l’aborder de loin ou de près, convergeant de manière droite ou sinueuse, vers le message kaléidoscopique que cet auteur représente.


L’expérience d’une fragmentation


Dans Le Livre à venir, Maurice Blanchot pointe l’horizon trouble de tout écrivain face à son œuvre :

"L’essence de la littérature est d’échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déjà là, elle est toujours à retrouver, à réinventer. Chaque livre décide absolument d’elle. Ce qui attire l’écrivain, ce qui ébranle l’artiste, ce n’est pas directement l’œuvre, c’est sa recherche, le mouvement qui y conduit, c’est l’approche de ce qui rend l’œuvre possible : l’art, la littérature et ce que dissimulent ces deux mots. De là que le peintre, à un tableau, préfère les divers états de ce tableau. Et l’écrivain souvent désire n’achever presque rien, laissant à l’état de fragments cent récits qui ont eu l’intérêt de le conduire à un certain point et qu’il doit abandonner pour essayer d’aller au-delà de ce point."

Que l’homme qui écrit, dit-il,

"se sacrifie et devienne autre c’est-à-dire personne, le lieu vide et animé où retentit l’appel de l’œuvre, car celle-ci ne saurait trouver son point de départ dans le familier, mais cherche ce qui n’a pas encore été pensé, ni entendu, ni vu. Et pour ce faire, elle doit priver celui même par lequel elle advient, elle doit le déplacer dans une région de l’imaginaire, le faisant tomber hors du monde, flottant et traversant fantômes et créatures, incapable de vivre et incapable de mourir."

Or ce mouvement est d’une amplitude telle qu'en s'accomplissant, l’œuvre ramène vers le point où elle doit se mesurer à un impossible : exprimer l’inexprimable. Voilà que toute œuvre n’est qu’un exercice. À l’intérieur, l’écrivain s’adonne à ses fragmentations, à ses ébauches et à ses doutes. Son comportement face à ce qu’il reçoit de l’extérieur et la position qu’il prend devant les démons qui l’habitent, esquissent les lignes de son art. Il s’ouvre à ce qui est sans tordre le cou à la réalité mais en l’accueillant par les filtres qui sont siens. C’est suivre cette idée de Virginia Woolf, qu’il s’agit pour l’écrivain de nourrir une "attitude" envers la littérature autant qu’il affirme une attitude dans la vie.


Dans le présent qui est sien et pour être véritablement contemporain, l’écrivain ne peut que pousser à l’extrême son attitude vis-à-vis de la littérature qu’il fait. Il ne peut que suivre sa poussée créatrice singulière jusqu’à en trouver la source qui l’origine. ll n’est d’autre choix pour un écrivain que de chasser sans relâche ce qui, au fond de lui, rappelle la mémoire inadvenue en mots. Il lui appartient de rouvrir la plaie peu importe le nombre de sutures qui l’étouffent. Faire l’expérience d’un aveuglement et chercher, au milieu de la confusion qui l’entoure, la source véritable d’un présent à dire.


L'écrivain vivant, ainsi que son critique authentique, sont à retrouver dans cet espace-là, à rouvrir.


R. B.

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1 Kommentar


sja.vern
21. Aug. 2023

C'est bien écrit ce texte, mais ça ne me parle pas, à l'exception d'Henry James.

Ca fait devoir, production universitaire sur la littérature, l'auteur, le destin de l'auteur, la littérature à venir. Vide de réalité, de la sueur mentale, de la contradiction générale de l'auteur, et du poids du stylo, du clavier. Evidemment, l'auteur cite pour (se) conforter. Un grand pape, Blanchot, un philosophe. Les philosophes adorent se confronter à ce qui leur échappe par nature. Et ils tombent dans ce piège du décryptage, du méta et se cassent la gueule en beauté. "L’essence de la littérature est d’échapper à toute détermination essentielle, à toute affirmation qui la stabilise ou même la réalise : elle n’est jamais déjà là, elle…

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