Que l’on se rassure : si la littérature que les puissantes maisons d’édition nous proposent ne cesse de poursuivre sa lente et stérile agonie, il existe ailleurs des cœurs prêts à ranimer d’autres pages. Cet ailleurs est fait d’espaces plus restreints, mais infiniment plus vivants, créés à peu de moyens, mais avec une passion véritable.
Ce sont les revues, et leur rôle premier est la résistance. Car il faut résister non seulement pour oser dire ce que l’on croit vrai, mais pour défendre le droit de créer en réinvestissant ce noyau fébrile que la raison des grands voudraient discréditer - l’imagination !
Dans une revue, on défend et on guide l’inspiration dans un indispensable bouillonnement qui débute par une révolte, aucun enjeu mercantile ne s’opposant à cette liberté. Dans une revue on ose hurler ce qu’autrement on cache au fond d’un paragraphe bien ficelé pour faire vendre un livre qui ne dit rien d'un monde à faire. C’est dans ce contexte que Daïmon est né, et il s’assume comme acte de résistance.
Etre plusieurs, créer un objet que l’on touche, présent et parlant, un totem de papier à investir d’une âme. L'innerver du souvenir de nos amours littéraires ou philosophiques, ces daïmôn socratiques que l'on porte en soi. Retourner aux fruits de notre mémoire, reprendre dans le sens kierkegaardien du terme. Accomplir un saut littéraire qualitatif, un « ressouvenir en avant », en reprenant le fil de ces démons littéraires qui ont laissé une trace, ayant marqué du fer rouge la littérature qui nous marque.
Le vingtième siècle est né par de telles résistances, par la folie des avant-gardes, le bousculement continu d’idées, les renversements de tous les ordres et désordres. Pensons seulement à Dada, aux Surréalistes, au Grand Jeu. Car une revue en tant qu’aventure expérimentale nouvelle se doit de reprendre. Non pas répéter ce qui a été fait, mais reprendre là où le fil a été perdu, oublié ou coupé. En faire la synthèse toujours active, non pas pour demeurer dans un temps autre (en avance ou en retard), mais pour retrouver le présent d’une littérature qui est grosse d’avenir.
Chaque écrivain porte en lui un héritage qui forme la source de ce souvenir. Jamais seul, il est un intarissable concerto baroque, empli de polyphonies et de plis - et ce sont ses démons qu’il trimbale partout avec lui qui donnent la clé et le ton de son écriture, de ses exigences.
Or, de quoi nos démons littéraires parlent-ils, sinon d’une origine ? Savoir les connaître, les accepter, les porter, les écouter, c’est savoir se définir et mieux assumer sa propre révolte. Cioran disait que ce qu’on sait à soixante ans, on le sait déjà à vingt, et l’intervalle d’entre les deux n’est qu’un long travail de vérification. Nos démons créateurs se sont logés dans nos esprits dès nos premiers signes d’inquiétude sur le monde.
Il s’agit de nourrir cette inquiétude éclairée, et de tailler dans l’imagination, à partir de cette origine qui nous appartient. L’écriture peut alors se permettre d’être héroïque, résistante, arrogante. Car elle sait de quoi elle parle, et elle sait qui la fait.
R.B.
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