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Le corps de l'autre

Daïmon a déjà prôné l’ailleurs et défendu l’errance dans l’espace et dans le temps, pour trouver une littérature qui change le regard sur la littérature. Il plaide, dans les pages du numéro 3, pour la folie d’écrire des livres « tièdes sous les doigts comme une chair recrue d’amour, comme si le sang battait sous la peau fine » selon la belle parole de Julien Gracq.

Là où la brèche de la raison s’ouvre déferlent les perceptions, les sensations singulières et décuplées, les possibilités inexplorées jusqu’alors voilés, en filigrane de la raison toute maîtrisante. Le corps, c’est le corps qui se révèle et naît.  Et si le roman est un corps qu’il faut faire naître en chair, faire plier et bouger dans le monde, alors il faut interroger chez l’écrivain, comme chez l’artiste, la capacité à le façonner, les outils et les matériaux employés.

Le musicien a son instrument, le peintre son huile et ses pinceaux, le sculpteur sa pierre ou son argile – mais l’écrivain qu’a-t-il, lui ? Sa feuille se tait, son stylo reste immobile, ses mots ne déferlent vers le dehors, à moins de trouver ce qui en lui permet de relier le dedans et le dehors – son soi au monde. Quelle est cette chose alors, la seule dont il dispose ? Plus sourd qu’un pianiste, plus aveugle qu’un plasticien, il n’a que son être visible et invisible, cette chose à soi qui le porte, qui lui parle et qui lui montre ce qu’il y a là à exprimer, à façonner. Il n’a que son corps et sa langue.

Dans L’œil et l’esprit, Merleau-Ponty atteint une poéticité hors-pair lorsqu’il pose, à la fois en philosophe phénoménologue et en écrivain, ces mots à rengainer comme une prière au chapelet, et qui valent pour toute aventure artistique :

« Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et un autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire. »

 

L’expérience du sensible et la perception étant chez Merleau-Ponty le fondement même de sa philosophie, le corps et ses pouvoirs occupent naturellement une place maîtresse dans sa pensée. Le corps est le pivot même de l’esprit dès lors qu’il entre « dans un rapport d’échange avec les instruments qu’il se donne », le but étant « une recréation de l’instrument signifiant » pour donner « un sens qui n’avait jamais été objectivé jusque-là et le rendre accessible à tous ceux qui parlent la même langue », comme un « appel de chaque liberté à toutes les autres ».

C’est la question du « rapport humain », de la « relation », de « l’intersubjectivité » qui se pose à travers l’écrivain et son écriture.

Car il ne s’agit certainement pas du propre corps de l’écrivain, dans sa subjectivité limitée et en tant que lui-même. Il s’agit du corps-langage que l’écrivain atteint au-dehors de lui-même, en piétinant le moi, en traversant l’écran de sa perception première, donnée.

« Chez l’écrivain, la pensée ne dirige pas le langage du dehors : l’écrivain est lui-même comme un nouvel idiome qui se construit, s’invente des moyens d’expression et se diversifie selon son propre sens. »

L’on voit comment il est important pour l’écrivain de se donner par-delà son moi singulier, jusqu’à atteindre une entité en lui-même qui le « destitue de sa position centrale » de telle manière que ce qu’il exprime lui échappe pour aller rejoindre autrui qui l’attend.

Il invente, l’écrivain, il diversifie le langage qu’il habite par son corps et pour entraîner un « sens nouveau », une vérité nouvelle donc, il doit forcément transformer le sens ancien, le sens actuel des mots, le déviant de son usage, créant une forme de « bizarrerie » qui rend perceptible au lecteur que « quelque chose a changé »

Ce changement apparaît dans le monde qui l’entoure autant que dans la langue qu’il parle, et il se manifeste lorsqu’une attirance mystérieuse fait se rejoindre par la parole deux altérités. Le corps de l’écrivain, en métamorphosant sa langue, rejoint le corps de l’autre qu’il devient et qui le devient. Or, ce transfert, cet empiétement ne pourrait se faire sans une « parole conquérante ». De là dérive une liberté qui ne peut que produire un sens universel. Le lecteur devrait se dire :

« Mais si le livre m’apprend vraiment quelque chose, si autrui est vraiment un autre, il faut qu’à un certain moment je sois surpris, désorienté, et que nous nous rencontrions, non plus dans ce que nous avons de semblable, mais dans ce que nous avons de différent, et ceci suppose une transformation de soi-même et d’autrui aussi bien : il faut que nos différences ne soient plus comme des qualités opaques, il faut qu’elles soient devenues sens. »

Ainsi, c’est à l’écrivain de comprendre que, fait de chair et d’idées, de langues et d’impressions mélangées, d’expériences multiples, de passés et de présents, sa fonction et celle de ses romans n’est autre qu’une fonction de relation. Dans l’éphémère de son existence corporelle, l’écriture lui permet d’atteindre une forme universelle par cette fonction qu’il se donne, en toute responsabilité, de relier les êtres sous de formes nouvelles, et les diverses versions de la réalité en bousculant celles convenues et passées.

 

R.B.

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Gracq, La littérature à l'estomac.jpg
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